La légende de Grumpf


Episode premier

 

Attention, Lecteur! L'histoire qui suit n'est pas n'importe quelle histoire contée au coin du feu par quelque vieillard sénile et crédule. Ce n'est pas un conte pour enfant où le gentil est toujours gagnant... Non: cette histoire est une histoire vraie! Peut être (sans doute) LA SEULE histoire vraie... Cette histoire, c'est la mienne! Ou en tout cas celle de mon enfance, la suite dépendra de toi, Lecteur: si tu es bon public, peut-être te conterais-je une fois la suite... En tout cas, écoute... ou lis... bref, soit attentif! car les lignes qui suivent contiennent des trésors de sagesse, et des préceptes que tous devraient suivre!

OÙ LA GALANTERIE PREND UN SACRE COUP DE VIEUX...

Dans un terrier douillet, perdu dans la campagne, vivaient Maman gnome et Papa Gnome. Leur vie était paisible, cultivant leur jardin, améliorant parfois leur ordinaire par quelque viande de bêtes sauvages. Leurs soirées se passaient au coin du feu, et les blagues gnomes coulaient à flots: ils étaient heureux. Il advint que le ventre de Maman gnome grossit... et celle-ci en fut encore plus heureuse, mais pas son compère, qui pensait que leur bonheur ne devait pas être partagé... Son visage devint de moins en moins souriant, et les bonnes blagues gnomes qui avaient fait sa réputation ne jaillirent plus: leur source s'était tarie.
Un funeste jour d'hiver, trois trolls faméliques vinrent à passer, et l'on sait jusqu'à quelles extrémités pareilles créatures en pareil état peuvent aller... Ayant découvert le terrier, elles entreprirent de le saccager de fond en comble, afin d'en extraire quelque pitance, qu'il s'agisse de viande gnome ou autre. Papa gnome était un rigolard, un jovial, un conteur de blagues, et sûrement pas un guerrier. Son calcul fut vite fait: rien ne le poussait à protéger un bonheur perdu... Il s'enfuit, laissant lâchement Maman gnome engrossée se débrouiller seule avec les trois affreux...
Maman gnome était une vrai gnome, pleine de ce bon sens gnomique dont nos matrones ont le secret. Devant les mains griffues aussi grosses que son ventre (et ce n'est pas peu dire) et les crocs baveux cherchant à la mordre avec appétit, elle ne se démonta pas. Elle les attira dans des voies où elle avait installé des pièges, elle les déstabilisa en empruntant des tunnels cachés pour apparaître derrière eux... Bref, elle réussit à s'échapper, non sans avoir oublier de donner une bonne correction aux trois lourdauds, et chevauchant Grugnot, le poney nain familial, elle prit le chemin de la ville où, pensait-elle, la gnomitude civile saurait s'occuper d'une veuve et de son orphelin.
Mais comme je l'ai annoncé dans le titre, les manières ne sont plus ce qu'elles étaient du temps de nos patriarches barbus... La vie civile avait corrompu la bonne vieille gnomenclature* que les anciens nous avaient légué. Je dus naître, deux jours après notre arrivée en ville, dans une cabane délabrée, juste chauffé par la présence du bon vieux Grugnot et d'un bovin minable... Cette nuit là, trois rois venus de terres lointaines, guidés par une étoile filante, vinrent frapper à la porte de l'étable... Mais une fois qu'on leur eut ouvrit, et qu'ils virent l'état des lieux, ils s'excusèrent froidement. "Désolé! Nous nous sommes trompées de maison, c'est la bâtisse d'à côté que nous venons visiter..." dirent-ils à l'unisson. Et c'est ainsi que je naquis, dans l'étable adjacente à celle où vit le jour un petit juif aussi démuni que moi... Mais au destin tellement moins intéressant...
Le petit gnome que j'étais grandit dans la rue. Il vivait avec Maman gnome au jour le jour, des fruits de leur dur labeur... Travaillant d'arrache pied, ils parvinrent au fil des ans à se loger dans une petite bâtisse d'une ruelle du quartier le plus pauvre de la ville... Pendant onze années, ils vécurent à deux, Maman gnome inculquant à son pauvre fils la Gnomenclature et la civilitude que tout bon gnome qui se respecte devrait suivre... Le Petit gnome en arriva à connaître par coeur la totalité des cinquante six tablettes, soit cinq cent cinquante trois préceptes, ainsi que tout les contes et légendes constituant le patrimoine gnomique***. Souvent, lors de ces onze années, le Petit gnome devait interroger sa mère au sujet de son père absent, mais 'Ma ventritude et la trollitude lui ont fait oublier sa gnomitude' fut la seule réponse qu'il put tirer de Maman gnome à ce sujet. Petit gnome, fort de la connaissance d'autant d'histoires drôles gnomiques, s'imagina donc un père gnome se prenant pour un troll fuyant l'arrivée d'un petit braillard bâtard.
C'est pourquoi il ne fut pas étonné quand, un soir de printemps de sa onzième année, un gnome en loques et complètement ivre, à peine capable d'articuler, fit irruption chez eux en déclarant très peu dignement :"Nom d'un 'nome en terre cuite! T'es ma femme et c'mon fiston... Vous m'partenez! Tout com'c'te baraque!". C'était le grand retour de Papa gnome, atteint d'un complexe de trollitude en phase terminale. Maman gnome était femme à croire dans le bon fond des gnomes: elle accueillit cette épave en espérant en faire ressortir le bon vieux Papa gnome, conteur jovial de blagues gnomes. Mais la résurrection ne se faisait pas... Bien au contraire: L'ivrogne qui s'était instauré chef de famille dilapida tout ce que Maman gnome et Petit gnome avaient gagné durant ces onze années de labeur. Et non content d'avoir rejeté la famille sur le trottoir, il se mit à battre les deux pauvres bougres. Quand, au bout d'une année, Maman gnome mourut en des circonstances suspectes, Petit gnome devint comme fou, et sans savoir comment, il se retrouva deux jour plus tard sur une route de campagne, chevauchant le bon vieux Grugnot, dernière possession familiale, qui boitait de vieillesse, et un sac au côté contenant ce qui était pour lui une tête de troll... Il erra depuis ce jour, sans but, sans un mot, survivant grâce aux donations des bonnes gens qui croisaient son chemin... Le seul son qui passait alors ses lèvres était 'GRUMPF', et ce fut sous ce nom qu'il fut connu dans toute la contrée...

Moralité: UN GNOME HEUREUX EST UN GNOME MITEUX... (Je sais, ça n'a pas grand rapport avec l'histoire, mais au moins ça rime...)

*Suis-je bête, tu n'es point Gnome, Lecteur! Tu ne peux pas connaître ces tables où furent gravés les commandements qui dictent à tout bon gnome le comportement en société... saches juste que le 237ème de ces commandements dit ceci:
À LA VEUVE ET L'ORPHELIN, TU OFFRIRAS TOIT, BIERE ET PAIN... Remarque... C'est surtout sur la bière qu'un gnome insistera... et il insistera aussi sur le fait que les anciens voulaient préciser une Granuleuse Blonde 'Casse-Tête'**, mais qu'ils n'en on pas eut la place sur leur petite tablette de granit...On ne change pas sa nature...

**Mais où ai-je la tête Tu ne connais pas cette bière gnome dont raffolent la gnomitude toute entière... Ce que je peux te dire, c'est que son nom n'est pas qu'un surnom: plus d'une tête ne s'en est pas relevée!

***Je dois préciser que ces contes et légendes sont principalement constitués de blagues que les non-gnomes apprécient rarement à leur juste valeur... Il faut dire que la sexualité des gnomes peut facilement porter les autres races à confusion! Je ne t'infligerai donc pas toutes ces histoires apprises lors de mon enfance. Je te connais, Lecteur, tu vas insister pour que je t'en raconte une... Mais je me dois de refuser! Peut-être plus tard, quand tu auras appris à mieux connaître la gnomitude.


Episode 2

 

Ah ah, Lecteur! Tu réclames la suite de mon récit! Cette fascinante histoire t'intrigue, n'est-ce pas? Que va-t-il donc arriver à ce pauvre Gnome fou? Quel est donc ce fameux destin auquel il sera confronté? Quels autres riches enseignements pourrons-nous tirer de sa vie? Oh oh, mais sois patient, Lecteur! Ton désir sera comblé, car voici venir la tant attendue suite des aventures de GRUMPF, le célèbre Gnome troubadour! ( Et cesses de me demander les raisons qui me font parler de moi à la troisième personne, c'est là la nécessité d'un récit aussi vaste et grandiose que celui de ma vie!)

OÙ LA TAILLE DU COEUR COMPTE PLUS QUE CELLE DU CORPS...

Cela faisait maintenant quelques temps que le pauvre Grumpf errait dans la campagne, laissant au brave vieux Grugnot (son poney, pour ceux qui auraient été... inattentifs lors de mon précédent récit) le soin de diriger leur lente démarche boiteuse. Il n'aurait su dire avec exactitude combien de jours ou de saisons s'étaient écoulés depuis qu'il avait quitté la ville dans les terribles circonstances que nous connaissons. Il faut dire que sa raison n'était pas encore tout à fait revenue... Je dirais même que la plus grande partie battait elle aussi une campagne, mais celle-ci était bien lointaine de celle que foulaient les sabot de Grugnot... une campagne métaphorique...
Leur route les mena un jour aux abords du Bois Perdu*. Alors qu'il passait sous les frondaisons des premiers arbres, notre héros entendit des cris provenant de derrière lui. Se retournant, il vit une créature courant dans sa direction, et qui le hélait d'une voix féminine et pleine de détresse... De plus près, Grumpf vit qu'il s'agissait d'une petite elfe vêtue de vêtements verts, les cheveux coupés courts, et le visage exprimant une angoisse qui aurait fait fondre un troll... ou en tout cas qui l'aurait fait remettre au lendemain son repas, ce qui est déjà un exploit! Ce fut pour le gnome errant un choc... Jamais encore il n'avait vu un membre du peuple fée, et celle-là était loin d'être une des plus laide! Il fut immédiatement sous le charme... comme beaucoup avant lui... C'est pourquoi les premières paroles de la belles furent reçues comme un commandement divin, et il lui fut absolument impensable de ne pas faire ce qui lui était demandé.
L'elfe parla rapidement d'une voix ensorceleuse... elle était désespérée! En effet, un sorcier malveillant lui avait volé son bien le plus précieux: ses chaussons d'elfes, dont aucun membre de son peuple ne pouvais se passer*2... Le manipulateur de forces obscures habitait une petite bâtisse délabrée en plein cur du bois, et la faible créature ne pouvait aller le défier, bien sûr... Elle avait besoin de l'aide d'un preux cavalier comme Grumpf pour récupérer son bien.
Le sang du malheureux ensorcelé ne fit qu'un tour. Il jura immédiatement qu'avant la fin de la journée, il rapporterait à la pauvre elfe ce qui lui avait été lâchement dérobé, et sans plus attendre, lança sa fière monture au galop... Mais Grugnot n'était pas de cet avis: ses vieilles pattes étaient fatiguées, sa tête pendait piteusement... Au lieu de partir dans un nuage de poussière, crinières au vent, ils s'éloignèrent d'une démarche traînante, entrecoupée de courtes haltes alors que le poney s'attardait sur quelques touffes d'herbe appétissantes, et les furieux coups et insultes dont l'impatient gnome abreuva son moyen de transport n'y purent rien changer.
Ce fut donc à allure réduite que le cavalier sans peur et sans reproche (hem...) s'enfonça dans le sombre Bois Perdu, n'osant pas regarder en arrière de crainte de voir le regard moqueur que devait lui lancer sa première*3 demoiselle en détresse.
Sous le sombre feuillage, Grumpf avançait. Il commençait à se poser des questions sur la belle elfe. Quel était son nom, pour commencer? Et une fois qu'il aurait récupéré ses chausses (car il ne doutait aucunement d'y parvenir), où devrait-il la retrouver pour lui les rendre... Elle n'avait pas précisé ce petit détail: il en conclut qu'elle l'attendrait là où il l'avait laissée... Soudain, un petit gloussement (ou ricanement) le fit sortir de ses pensées, lui faisant prendre conscience qu'il avait réfléchi à haute voix.
Le gnome solitaire eu beau regarder en tout sens et tendre l'oreille (qu'il avait fine), il ne pu trouver l'origine du rire, si bien qu'il pensa avoir rêvé ce bruit. Mais la désagréable impression qu'on l'observait se fit sentir peu de temps plus tard, et là encore, il ne pu en trouver la source... Grumpf commençait à s'inquiéter. Il n'était qu'un gnome, après tout, et les préceptes et les blagues de son peuple ne l'avaient point préparé à la vie d'un aventurier... Enfin, tout dépend du sens que l'on donne à ce mot!
Soudain, le pas traînant de Grugnot déboucha dans une petite clairière. Cela prit Grumpf par surprise, absorbé qu'il était dans la scrutation des côtés du chemin pour découvrir ce qui l'observait. Il faillit en tomber de sa monture... Mais il se ressaisit, et se positionna dignement, de façon à impressionner l'humain qui se tenait devant une petite chaumière délabrée, coupant du bois avec une hache. Peut-être était-ce là le sorcier? Il avait plus l'air d'un bûcheron, mais le maléfique manipulateur des noires arcanes pouvait très bien s'être déguisé! L'homme se redressa et, ayant observé quelques instants son visiteur, lui demanda ce qu'un petit gnome miteux comme lui pouvait bien lui vouloir. Prenant son courage à une main (l'autre étant occupée désespérément à chercher quelque chose qui puisse lui servir d'arme...), le fier cavalier répondit d'une voix se voulant ferme et pleine de menace (il n'avait pas le luxe de se payer des menaces au pluriel...):
"JE TE DEFIE, VIL ENCHANTEUR DES PROFONDEURS!"
Le bûcheron (ou ce qui en avait l'apparence) éclata de rire... Un rire gras, moqueur, condescendant... Grumpf en fut blessé. "Messire, je ne vous permet pas!" tonna-t-il en descendant de son poney. Se maîtrisant visiblement à grande peine, l'homme parvint à articuler, non sans petit rires entrecoupant les mots entre eux, quelle était la raison de ce défi ainsi que son enjeu. Le gnome, peu rassuré mais déterminé, déclara que les chaussons d'elfes que le sorcier avait lâchement dérobé à une créature sans défense seraient l'une et l'autre. Tentant de ne pas repartir dans un fou rire dont il ne pourrait sûrement pas revenir, l'homme demanda au petit être furieux qui se tenait devant lui de quel godasses il parlait. "Tes boniments n'auront pas raison de moi, fois de Petit Gnome!" cria Grumpf en s'élançant sur son adversaire, tenant dans une main un os de poulet qu'il avait récupéré des restes de son dernier repas...
Le bûcheron n'y tint plus: le spectacle était trop drôle. Son rire éclata sans qu'il puisse le retenir. Il tomba à la renverse en se tenant les côtes et rit tant et plus qu'il commença à manquer d'air... Entre temps, Grumpf abreuvait l'autre hilare de coups d'os et de poing qui n'auraient pas impressionné ne serait-ce qu'un lutin des bois... Cela eu pour conséquence de relancer le sorcier sur les pentes de l'hilarité... et finit par l'achever. Le bûcheron/sorcier s'était soudainement tut*4. Ne sachant trop que faire après une victoire, le gnome vainqueur se releva et s'épousseta. Un regard au vaincu lui confirma la mort de celui-ci: yeux et bouche grands ouverts, regard fixe, corps rigide... exactement comme la tête de son troll de père, dont il conservait encore la tête desséchée dans un sac...
Le gloussement qui l'avait mystifié lors de sa marche dans la forêt retentit à nouveau derrière lui. Se retournant, il pu enfin en voir la source: qui n'était autre que la petite elfe, souriante. Elle s'approcha en le félicitant de son beau combat. Elle s'approcha du mort, vérifiant son état, rit à nouveau et s'engouffra dans la cabane... pour en ressortir un peu plus tard, un grand sac sur le dos. Le contenu semblait un peu trop volumineux pour n'être que des chausses d'elfe... A vrai dire, cela aurait pu être la collection de sabots de bois d'une famille gnome nombreuse*5! Mais Grumpf ne dit rien, ne soupçonna rien, ne pensa rien... Il était à nouveau sous le charme.
L'elfe se dirigea vers Grugnot et y installa son sac, comme s'il s'était s'agit de sa propre monture. Ce faisant, elle s'enquit du nom de son chevalier servant. "Je me nomme Petit Gnome, mais on me surnomme Grumpf..." répondit-il machinalement... sans y penser... Et il enchaîna tout aussi machinalement en retournant la question à l'elfe. "Mon nom est Petite Elfe," répondit-elle à son tour, "mais on me surnomme Niark-Niark..." Elle semblait grandement se divertir. "Allez, viens!" reprit-elle, "Tu m'amuses: je vais t'accompagner." Et elle grimpa sur le dos du poney docile, invitant le pauvre gnome à la suivre à pied. "Tu as eu de la chance, Petit Gnome! Cet homme avait un petit cur fragile... S'il en avait eu un en meilleur forme, tu ne l'aurais pas terrassé aussi facilement..." L'elfe, d'un coup de talon, fit faire volte face au poney et s'engagea sous le feuillage de arbres...

Fin de l'épisode.

Moralité: BUCHERON OU SORCIER, PEU IMPORTE; LE GNOME L'EMPORTE!

*Ne vas pas t'imaginer des histoires d'esprits, de fantômes et autres contes de bonnes femmes courant autour de ce nom! Il ne s'agit là que d'un nom hérité du fait qu'un seigneur châtelain local, connu pour sa naïveté, l'avait perdu au jeu au profit d'un baron de passage. Les villageois durent déployer des efforts considérables (ainsi qu'un nombre assez étonnant de vierges locales, qui du coup ne le restèrent pas longtemps) pour persuader le baron de ne point faire abattre la totalité du bois afin de l'emporter sur ses terres. Après cette histoire, les autochtones hésitèrent entre deux nom pour rebaptiser ce bois, dont le nom originel n'a pas filtré jusqu'à nos jours. La proposition qui fut rejetée était 'Le Puits des Vierges'... Vas savoir ce qui a fait pencher la balance...

*2Un elfe, sans ses chaussons, fait autant de bruit qu'un chat... Ce qui représente un grand bruit, surtout pour des elfes... Et tous ceux qui diront qu'un chat est discret ne savent pas de quoi ils parlent...

*3Cela devait également être sa dernière, mais Grumpf, à ce moment, voyait déjà sa vocation toute tracée: la carrière de chevalier courant à la sauvegarde de la gent féminine lui ouvrait grand ses bras... Et sans doute pourrait-il en profiter pour mettre en pratique les enseignements tirés de son large répertoire de blagues gnomes...

*4En fait, l'homme avait bien suffoqué quelques secondes, mais le gnome, aveuglé par la rage et la honte, n'avait vu qu'un grand se gausser de lui... Il fut donc très surpris...

*5Ce qui représente un grand nombre, quand l'on considère que cinq enfants est un minimum atteint seulement par le centième de la population gnome... et que le maximum tourne autour des cinquante trois marmots (et ce quota est atteint beaucoup plus régulièrement que le minimum!)... Papa gnome et Maman gnome étaient des phénomènes...


Episode 3

 

Je vois à tes yeux écarquillés et tes sourcils froncés, Lecteur, qu'un élément de mon récit te turlupine! Qu'est-ce donc, pour te poser ainsi problème? Ah, je vois: c'est le personnage de Niark-Niark qui t'interpelle... Tu voudrais savoir qui est-elle donc, ce qu'elle fait, ce qui lui a valu son surnom... Ah! Très bonne question! C'est un personnage complexe et donc très intéressant, dont je n'ai pu encore moi-même éclaircir totalement la nature... Et ce n'est pas faute d'avoir tenté de la percer à jour. Et bien soit: je vais entrecouper d'une parenthèse le conte de ma vie pour y parler de celle de la créature qui me côtoya plus longuement que toute autre...

OÙ LA VANTARDISE FAIT LOI...( ET LES ELFES SONT ROIS...)

Petite Elfe, comme son nom ne l'indiquait pas, avait un peu de sang humain mêlé au noble liquide vital qui coulait dans ses veines. Cela lui était dû à l'excentricité de l'un de ses trisaïeuls qui avait cru bon d'aller vivre parmis les peuplades mortelles, hors de l'agréable cocon du clan forestier. Il y avait vécu quelques temps... En fait, le temps que la femelle humaine dont il s'était amouraché succombe à une misérable grippe d'hiver, non sans avoir eu le temps de mettre au monde deux mignons petits bâtards. Il était revenu de son escapade avec ses deux rejetons sur les bras, et la conviction bien encrée dans son esprit que rien ne valait de s'attacher aux humains, dont l'existence est bien trop facilement effaçable pour pouvoir satisfaire pleinement des proches un peu plus robustes... Mais il me semble que je brûle une étape importante, car pour bien comprendre ce que représentait pour un elfe de quitter le clan pour un village humain, il faudrait que tu aie une meilleure vision de ce qu'était ce clan...
Il s'agissait d'un clan d'elfes vivant en retrait du monde dans une forêt sauvage et impénétrable... comme beaucoup d'autres clans d'elfes... Mais à la différence de bien d'autres elfes, les membres de se clans ne se considéraient pas comme les seuls êtres dignes de vivre sur la surface de la terre... Du moins pas tous... Ou alors ils n'éprouvaient qu'un léger complexe de supériorité. En tout cas, ils ne passaient pas leur temps à massacrer les pauvres créatures qui avaient le malheur de vivre aux abords de leur territoire: ils se contentaient de les ignorer royalement... Ou peut-être quelques blagues de mauvais goût au dépens de quelque malheureux voyageur*3... Il faut donc bien se représenter la façon dont fut reçue la décision de l'elfe de quitter son clan pour vivre chez les misérables humains... Et de revenir quelques années plus tard avec deux bâtards...
C'est pourquoi l'enfance de Petite Elfe ne fut pas des plus agréables... Trois générations de bâtards au sein du clan*4 n'avaient suffit à calmer le ressentiment général à l'encontre des sang-mêlé. Où qu'elle aille, quoi qu'elle fasse ou dise, elle se sentait de trop. Et... différente... Même sa mère ne la traitait pas comme l'aurait dû le faire toute bonne mère. L'attrait de la nouveauté qui l'avait attirée vers le père s'était estompé avec le temps, et sentir le reproche de tout un clan l'avait aigrie. Le père, de son côté, était un rêveur*5 qui ne semblait rien remarquer de cette... haine... dont il était l'objet. Il accomplissait régulièrement sa tâche de chasseur, et déambulait chaque jour dans la rue feuillue traversant le village sylvestre, sans sembler se rendre compte du fait que tous s'écartaient sur son chemin. En tout cas, il ne réagit pas aux absences de plus en plus fréquentes de la mère de son enfant, soit qu'il ne s'en soit même pas aperçut, soit qu'il n'y prêta attention. Pas plus qu'il ne réagit quand sa fille dû supporter des affronts de plus en plus humiliants, allant même jusqu'à être frappée par sa mère sans raison.
Sous un tel traitement, Petite Elfe appris à se faire furtive, à agir dans l'ombre, et... finalement, à en mériter les châtiments reçus*6... Elle se mis à voler, d'abord de la nourriture, puis des petits objets intéressants, puis des objets moins petits... pour en arriver à ne même plus faire attention à ce qu'elle volait, ne faisant plus attention qu'à la déconvenue de ses victimes... Petite vengeance qu'elle prenait sur leur dédain affiché à son encontre. Elle en vint à être crainte de tous les membres du clan, et même, dans la mesure du possible, encore plus haïe... Jusqu'au jour où elle dépassa, au goût des autres, les limites de la décence elfique...
Un jour, un marchand humain vint à traverser la forêt, guidé par deux chasseurs elfes de renom. Les deux guides s'acquittaient de leur tâche dégradante avec réticence, mais le mortel avait de manière obscure et mystérieuse réussit à s'attirer l'amitié de l'un des patriarches du clan, et il voyageait donc avec sa bénédiction et sous sa protection. La majeure partie de sa cargaison était constituée d'une bière faisant fureur au sein de la population humaine, mais dont les elfes faisaient bien peu de cas, préférant de loin leurs productions de liqueurs sylvestres et de vins fins tirés de leurs vignes semi-sauvages à ce breuvage barbare. Alors qu'il allait séjourner toute la nuit au village pour repartir le lendemain, dés qu'il le pourrait, une fête avait été organisée pour la soirée, afin d'accueillir dignement les deux guides bien plus populaires que leur employeur. A cette occasion, il était prévu que le chef de clan mesure sa capacité à boire à celle de l'un de ses visiteurs, car tout deux avaient mis un point d'honneur à se faire surnommer par leurs pairs 'le plus grand buveur de la forêt'*7.
Alors que la fête battait son plein, Petite Elfe errait furtivement dans la clairière des fêtes en effervescence. Elle avait été jusque là chassée de tous les groupes, car tout le monde connaissait sa réputation, et se méfiait donc d'elle comme d'un furet lâché au beau milieu d'un attroupement de poules sans défense... Mais alors qu'elle arrivait aux abords du lieu où tout avait été préparé pour l'affrontement des présumés champions de beuveries, il s'avéra que personne ne surveillait la zone. Poussée par un comportement devenu instinctif, Petite Elfe s'approcha des deux rangées de verres et chopines (en fait, chaque rangée était constituée de deux petits verres de vin fin et de deux chopines de liqueurs diverses, mais cela était considéré chez ces elfes comme une grande quantité d'alcool... Il est étonnant comme, chez des êtres capables de résister à quasiment toute forme de maladie et à la vieillesse, l'organisme résiste si mal à l'alcool...) et s'empara de la plus proche, pour discrètement s'effacer en faveur d'un lieu moins exposé.
Tenant sa prise fermement cachée sous sa veste, elle quitta la clairière, et arriva à l'endroit où avait été laissé le marchand*8 et sa charrette de tonneaux. Celui-ci s'était fait sa propre petite fête en mettant l'un de ses tonneaux en perce et avait largement profité de sa cargaison... Plus que de raison... Il était maintenant étendu dans un amas chaotique de couvertures qu'il avait dû amener avec lui, et ronflait de manière fort peu digne, qui n'était pas vraiment faite pour améliorer la réputation de la race humaine au sein du peuple fée. Voyant là un coin tranquille où profiter de son larcin, Petite Elfe s'assit sur le rebord de la charrette et commença à siroter la liqueur contenue dans sa chopine. La douce chaleur se répandant dans son gosier, elle se félicita de son action: jamais aucune des quelques gorgées dérobées ici et là n'avaient eu autant de saveur... Après tout, cette liqueur n'était-elle pas destinée au chef de son clan? Rapidement arrivée à la dernière goutte, elle se lécha les lèvres, prête à aller chercher une autre dose de ce divin breuvage... Sa tête commençait à tourner, mais elle trouva la sensation très agréable (elle n'avait encore jamais pu boire suffisamment pour en retirer le moindre effet...). Elle allait descendre du véhicule quand elle se souvint qu'elle était assise juste à côté d'une quantité presque inconcevable (voire délicieusement indécente) d'alcool... Avec juste un petit regard furtif vers le dormeur peu discret couché juste à côté, elle se tourna vers le tonneau relevé et fit jouer le robinet, jusqu'à ce que sa chopine soit remplie d'un liquide brunâtre et douteux à la lumière tremblante des feux de la clairière.
Elle n'eut jamais le temps de goûter à la saveur du breuvage humain, car une exclamation sévère la surpris dans son élan. La préposée à la préparation du concours venait de mettre enfin la main sur la voleuse. Soulagée que le contenu de la chopine n'ait pas disparu (car elle n'avait pas remarqué qu'il ne s'agissait plus du contenu originel), elle se contenta pour toute réprimande d'une tape derrière le crâne de la sale gamine et repartit en direction du lieu du proche affrontement, en espérant que personne ne se serait aperçut qu'un élément manquait*9... Petite Elfe, ravie des craintes de l'adulte, la suivit furtivement, bien décidée à ne pas manquer un spectacle pouvant s'avérer intéressant. A peine l'elfe avait-elle finit de réarranger son uvre que les convives de la fête se rassemblèrent alentours, attirés par la criée du maître de cérémonie: l'heure du duel était venue. Les deux vantards se placèrent l'un en face de l'autre, se lançant des regards mi-amusés, mi-menaçants. Et la joute pu commencer. Les liqueurs étaient ingurgitées les premières... Et la chopine volée et replacée était la première de la rangée... Sûr qu'il pouvait avaler un flacon entier de ce breuvage sans ciller (car l'effet n'en était pas immédiat, mais progressif...), le chef de clan avala, à l'instar de son adversaire, toute la dose en une gorgée... Pour immédiatement tenter de la recracher. Son visage avait viré au cramoisi en l'espace d'une simple seconde, et il s'efforçait maintenant de cracher tripes et boyaux afin de se défaire de ce feu intérieur. A l'évidence, il supportait très mal la boisson humaine. Etant donné la réputation du chef, Petite Elfe ne pu que se féliciter de ne pas avoir fait elle-même les frais de ce liquide foudroyant. A part elle, tout le village était consterné et se pressait autour de leur champion déchu, car il était évident qu'il avait perdu le concours en même temps que son honneur; le chasseur était resté de marbre, un petit sourire en coin méprisant pour tout commentaire de la scène. Emportée par les effets progressifs de la liqueur, Petite Elfe ne tarda pas à s'endormir sur place, absolument enchantée du tour qu'avaient pris les événements.
Mais le réveil, au petit matin, fut nettement moins agréable. Des mains peu amènes la secouaient en tout sens, visiblement en proie à une rage à peine contenue. C'était la préposée du soir précédant, qui la réveillait pour lui annoncer que le chef désirait la voir dans sa demeure sylvestre, car interrogée avec aigreur par le perdant, elle avait parlé du vol et de son auteur, et il n'avait pas fallu longtemps pour que l'affaire soit mise au clair. Maintenant, l'accusée était appelée afin que la sentence fut prononcée... Pour avoir déshonoré la plus grande autorité de la région, et par là-même toute l'elfique population, Petite Elfe fut condamnée à l'exil: en ces bois elle ne pouvait plus élire domicile! Et c'est sur une charrette cahotante, accompagnée d'un marchand à la gueule de bois, d'un attelage rétif et de deux guides arrogants qu'elle quitta pour ne plus y revenir la terre qui l'avait vu grandir...

Moralité: QUAND PETITE ELFE DE VOUS S'APPROCHE, MEFIEZ-VOUS DE CE QU'ELLE EMPOCHE...

 

* Et question blagues de mauvais goût, je m'y connais!

*2 Et oui! Le mal qui avait pris l'elfe s'était répandu au sein du clan... Enfin... Chez quelques membres seulement... Ceux-ci, à la grande consternation de leurs familles, avaient été attirés par cet indéfinissable charme qu'avait apporté le sang humain chez les deux enfants du 'traître'.

*3 Certains le disaient simple d'esprit, voire stupide!

*4 Elle était arrivée à la conclusion que quitte à être châtiée, autant qu'elle puisse jouir au moins du plaisir procuré par les méfaits qui lui étaient reprochés... Et c'est sur cette pensée que depuis, toute sa philosophie et sa moralité se formèrent. Mais bien sûr, en commettant une action pouvant être jugée mauvaise par ses méprisants concitoyens, elle ne prévoyait pas une punition systématique, et faisait tout pour ne pas être prise... Mais...

*5 Une coutume du peuple elfe vivant dans cette forêt voulait que l'on aie une quelconque discipline où l'on soit réputé pour être le meilleur, et que l'on défende cette réputation envers et contre tout... Il en allait de son honneur. Ne pas avoir sa spécialité pour un elfe de ce clan, c'était comme... comme un nain glabre... ou comme un ogre édenté... Enfin, tu vois ce que je veux dire.

*6 Et oui: comme de juste, l'humain avait été quelque peu laissé hors de la fête... Déjà que sa simple présence dans cette forêt constituait un affront à l'honneur de la race elfique, il n'était pas près de participer à leurs réjouissances...

*7 La spécialité de la préposée, c'était l'organisation. Un tel manque d'efficacité dans la garde d'un événement aussi important aurait été un coup dur pour son orgueil et sa réputation... si elle avait été remarquée...


Episode 4

 

 

Alors, Lecteur? Es-tu satisfait? Te voilà informé sur la nature de la mystérieuse Niark-
Niark... Je puis donc reprendre le récit de notre héros là où nous l'avions laissé. Mais... je suis
sûr que, emporté par la passion qu'a suscité le récit précédent, tu as un peu oublié la situation
de Grumpf et de sa compagne, hein? Bon! Dans mon immense mansuétude, je vais te résumer
tout cela... Mais ma bonté me perdra!
Nos amis, après avoir terrassé l'immonde sorcier et fait main basse sur son butin, étaient
repartis du bois perdu, Petite Elfe chevauchant le vieux Grugnot, et le gnome clopinant à son
côté, comme le bon petit chevalier servant qu'il était devenu. Ils avaient cheminé quelques
temps sans histoire, se contant mutuellement et leurs histoires respectives et fleurette. Tu t'y
retrouves? Bien! Alors voici la suite, n'en perds pas une miette!

OÙ LA LAME D'UNE FAUX LIBERE L'AME D'UN FOU...

La route que suivaient la semi-elfe et son gnome servant serpentait entre les basses
collines verdoyantes d'une vallée paisible. Au creux d'un vallon, au loin, se blottissait une
petite ville à l'allure agréablement calme et sereine. Les deux voyageurs discutaient gaiement
au sujet de rien en particulier, et Grumpf était heureux... Il se demandait seulement si Petite
Elfe retirait autant de plaisir de sa compagnie qu'il en éprouvait lui-même à marcher à son
côté. Il se demandait aussi, bien qu'à un niveau profondément enfouis de sa conscience, car
toute son attention était aspirée par la beauté de la semi-elfe chevauchant Grugnot ainsi que
par ses paroles, quel était donc le mystérieux contenu du sac reposant sur la croupe de son
poney...
Alors qu'ils arrivaient aux abords de la ville, une litanie émise par les multiples gorges
d'une foule parvinrent d'entre les maisons aux deux petits pèlerins. Elle était triste et
envoûtante, et faisait clairement partie d'un rituel religieux. Petite Elfe et Petit Gnome
s'étaient tus pour écouter, et se dirigeaient vers la source du chant, guidés par les voix basses
et profondes. Ils s'avançaient silencieusement dans les rues désertées, sans doute en faveur de
la manifestation religieuse, et observaient froidement les bâtisses bordant la chaussée de terre
battue, constructions typiques d'une agglomération humaine, comme il y en a de plus en
plus*2.
Débouchant sur une petite place*3, la rue livra les deux voyageurs à une foule qui ne
les aperçu même pas, absorbée qu'elle était dans la contemplation du spectacle qu'offrait un
groupe restreint d'illuminés emmitouflés dans de sombres robes, grondant leur litanie avec
application, comme si la cohésion de l'univers dépendait de la profondeur de leurs voix. Ils
étaient sept. Sept encapuchonnés braillant en sautillant en une ronde ridicule autour d'une
statue grandeur nature surélevée par un piédestal à la noirceur assortie aux robes des
officiants. Le sujet de la statue aurait pu être n'importe lequel des sept gaillards se trémoussant
à ses pieds, s'il n'avait tenu dans ses mains une longue faux à l'aspect redoutable, qui semblait
prête à faucher toute l'assistance*4. La foule observait en silence, semblant attendre la suite
avec impatience...
Grumpf était interloqué, ne comprenant pas la scène qui se déroulait devant lui: il ne
s'était jamais penché, comme la plupart de ses congénères, sur le problème de la religion, et ce
qu'il voyait d'entre les jambes de l'assistance lui paraissait n'être qu'une grotesque
manifestation populaire dénuée de sens... Il pensa que, peut-être, sa compagne pourrait le
renseigner, mais quand il se tourna vers elle, il la vit en train de se faufiler entre l'assistance,
tâtant par endroit les poches, besaces et bourses qui saillaient de part et d'autre*5: elle avait
laissé le poney sur la chaussée pour s'adonner à l'occupation qu'elle avait prise pour
spécialité... L'elfe semblait choisir à la tête ses victimes, vérifiait leurs avoirs et, d'une main
experte, les en délestait. Fasciné, notre héros allait poursuivre sa belle en tirant le fidèle mais
rétif Grugnot par la selle, quand le chant des dévots s'arrêta subitement... Rapportant son
attention vers la représentation, il vit les encapuchonnés s'agenouiller devant leur divinité
statufiée. Le silence s'était abattu sur l'assemblée comme un seau d'eau tombant sur un amant
en pleine sérénade.
Après quelques instants, l'un des hommes en noir de l'autre côté de la statue se leva et
tendit les bras en un appel à l'attention générale. La foule se resserra et se rassembla vers
l'orateur probable, et petit Gnome ne dû son salut qu'à sa monture tenant fermement sa
position face à l'afflux de la populace: si Grugnot n'avait pas été là, Grumpf aurait été à coup
sûr piétiné... Triste fin pour un si grand personnage, mais si banale pour les gens du petit
peuple*6... Voilà donc notre gnome bien à l'abris entre les quatre pattes de son seul héritage
familial. Mais l'emplacement ne lui offrait plus la moindre visibilité: la forêt de jambes était
maintenant trop dense pour que Grumpf puisse apercevoir Petite Elfe ou l'orateur, qui venait
de se lancer dans un discours enflammé à la gloire de son noir seigneur. Quelque peu paniqué,
le gnome entreprit de monter sur le dos de son poney afin d'avoir un point de vue un peu plus
dominant...
'Il est grand temps, mes frères de destin!' clamait l'officiant d'une voix forte et claire
alors que ses six comparses restaient agenouillés face à la statue. 'Il est grand temps que notre
maître récupère ce qui lui revient! Cela fait bien trop longtemps que les soi-disant êtres de
lumière et de sagesse se rient des pouvoirs qu'il manie.' Grumpf ne comprenait pas grand
chose à ces paroles, et à vrai dire, il ne s'y intéressait pas trop... Petite Elfe restait, même de
son perchoir velu, introuvable. Il avait beau s'étirer sur la pointe des pieds en se tenant à la
crinière de Grugnot, il ne pouvait déceler aucune trace de sa compagne. 'Marchons, mes frères
de douleur!' continuait avec éloquence l'homme à la noire capuche. 'Marchons sur leurs
maudites forêts, et montrons-leur, à ces elfes arrogants, qu'on ne se gausse pas impunément
d'une puissance supérieure...' Perdu dans son observation, le gnome éperdu ne réalisa pas
immédiatement le danger que contenaient ces paroles. Petit à petit, les mots parvenaient à sa
conscience, d'abord dans le désordre, se glissants séparément entre les images de foules ne
contenant pas l'objet cherché et les questionnements que Grumpf se posait... Puis, soudain, le
sens du discours le frappa avec force, le faisant retomber assis sur la croupe de sa monture: les
hommes projetaient de partir en guerre contre les elfes, contre Petite Elfe... contre SON elfe!
Son elfe qui se trouvait en ce moment même au milieu de la foule hargneuse et barbare!
Un tumulte lui parvint de la foule, quelque part sur le côté de 'la-main-qui-soulève-la-
chope'*7, que Grumpf n'avais pas besoin de voir pour en comprendre l'origine: sa dulcinée, sa
protégée, sa bien-aimée, venait de se faire capturer par cette masse grouillante d'êtres abjectes
et maléfiques, et sans son aide, elle allait se faire massacrer aussi salement que par un groupe
de trolls affamés. Laissant là tout bon sens, dont les gnomes sont pourtant réputés comme je
l'ai déjà dit, il allait se relever de sa position assise en proférant une réplique digne des héros
de contines*8, mais sa botte de 'l'autre main' glissa sur la croupe de sa bête et la semelle
cloutée érafla sur une bonne longueur la cuisse musclée du pauvre Grugnot. Bien peu de bêtes
aiment ce genre de traitement, et le poney nain ne faisait pas exception: dans un hennissement
cauchemardesque, l'animal donna un ruade de surprise qui envoya son cavalier voler en une
courbe parfaite jusqu'au bras tendu de la statue, qui semblait avoir été sculpté spécialement
pour recevoir l'apprenti voleteur...
Durant son vol, Grumpf profita grandement de son point de vue incomparablement
supérieur à ce qu'il avait jusqu'alors désiré pour observer dans son ensemble la situation. Se
débattant avec fougue, Petite Elfe était acculée par la foule; l'orateur, accaparé par la haine
que lui inspirait l'elfe, se lançait dans une diatribe renouvelée envers le peuple fée sans n'avoir
rien perçu de la scène aérienne qui s'était passée dans son dos; la populace, prise de toute part
par des événements imprévus, ne savais plus où donner de la tête... L'ambiance était à la
confusion.
'Voilà l'affront ultime, mes frères!' reprenait de plus belle l'exalté. ' Ils nous épient,
nous guettent, s'infiltrent sournoisement parmi nos rangs bénis! Sus à l'ennemis, mes frères!
Sus à l'espion! Que la colère de Daeron s'aba...' Son invective fut coupée dans son élan, alors
que la faux de son maître s'abattait impitoyablement sur lui.
Eh oui, Lecteur! Tu l'as sans doute deviné, le poids du gnome était trop grand pour le
bras de pierre affaiblis par les ans. Quand il heurta sans ménagement le membre de roche
tenant la faux en ses doigts crispés, celui-ci se brisa en son milieu, emportant vers le sol un
gnome encore désorienté. L'homme à la verve virulente n'avait pas tôt fait d'invoquer la colère
divine que le ciel s'abattait sur son crâne sans défense. Grumpf, miraculeusement, se releva
indemne de sa chute vertigineuse. La foule était ébahie: voir un gnome commander au
châtiment de leur saint patron avait de quoi remuer les plus endurcis, et plus d'un lançait
quelque regards craintifs en direction des cieux, s'attendant à voir des faux pleuvoir. Le
gnome acrobate compris que c'était le moment où jamais: bientôt les badauds verraient que la
mort ne tombait plus du ciel, et alors les problèmes commenceraient pour son elfe et lui-
même. Il clopina sous les regards bovins de la foule en direction de Petite Elfe et l'aida à se
défaire de la molle étreinte dont elle était encore prisonnière. Elle semblait avoir elle aussi
compris l'urgence de l'instant, car elle s'élança vers Grugnot et sauta sur son dos criant à son
sauveur de la suivre...
Une fois sur la route de campagne, hors de danger de toute poursuite, nos deux
voyageurs reprirent une allure plus modérée, ainsi que leur discussion interrompue à leur
entrée en ville. 'Stupides humains.' grommelait l'elfe miraculée. 'Ils nous croient immortels! Et
ils se trouvent si importants qu'ils ne soupçonnent même pas comme nous ne prêtons aucune
attention à leurs misérables existences...' Puis, sans crier gare, son visage elfique s'illumina, et
elle s'écria en relançant joyeusement le poney au galop: 'Bravo, Petit Gnome! Encore une fois,
tu sors vainqueur. Décidément, tu me fais rire... Allons, courons!' Et le fidèle chevalier court
sur patte de tenter de la suivre tant bien que mal, son esprit à nouveau torturé par la curiosité
quand au contenu du mystérieux sac de la belle elfe... 'C'est décidément bien trop gros pour
des chaussons!' se disait-il entre deux rauques respirations...

Fin de l'épisode...

Moralité: QUAND VOTRE MONTURE IL VOUS FAUT MONTER, N'OUBLIEZ
PAS VOS SOULIERS CLOUTES...

 

* Ce genre de chant est facilement reconnaissable: ils sont la plupart du temps constitué d'un
chur vocalisant de bêtes syllabes sans sens qui pourraient être retranscrites par
'Ooooommm! Haaaaaaa! Eaaaaaa-Hoommm!...' sur une mélodie de deux ou trois notes
répétées en boucles, parfois accompagnées de quelques voix plus rapides évoluant dans la
mélodie comme de petits poissons parcourant un cours d'eau, pressés d'en arriver à
l'embouchure et de se reposer enfin dans la grande eau calme. Ce genre de gargarisme de
groupe est commun à bien des religions et sectes, qui prétextent quelque tentative de jonction
de leur âmes avec un niveau de conscience supérieure... Ils sembleraient pourtant tellement
plus crédibles s'ils avouaient simplement qu'ils trouvent cela joli...

*2 Les deux voyageurs regardaient avec mépris ces maisons carrées ne possédant ni le charme
coquet des habitations gnomes ni la noblesse et la poésie des hameaux forestiers du peuple
fée... En fait, les humains construisent des maisons sans intérêt, qui ne valent les logements
d'aucun peuple féerique, quel qu'il soit. Ces bâtisses humaines ne satisfont qu'à la définition la
plus sommaire d'habitation: quatre murs, un toit... Aucune trace de cette indéfinissable plus
que l'on rencontre, par exemple, dans un terrier de gnome, où l'on sent que des gens y vivent,
y jouent, y mangent et y boivent (et les dieux savent qu'il est important, voire vital, pour un
gnome de sentir que l'on boit et l'on mange dans son terrier!)...

*3 Après coup, Grumpf pu lire la plaque nominative de la place. Celle-ci portait, en raison de
la divinité à laquelle elle était dédiée, un nom bien de circonstance: 'La Place du Mort'.

*4 Peut-être n'es-tu pas au fait de tous les courants religieux et sectaires... Tu ne connais donc
pas forcément le maître Daeron (à ne pas confondre avec le petit dragon Kaeron, qui fera son
apparition plus tard dans mon récit...), seigneur de la mort et grand ordonnateur du passage de
vie à trépas... Ses disciples le clament grand patron de tous les mortels... Mais il doit disputer
cette place tant convoitée à bien d'autres divinités! Il a été estimé par un groupement de
grands érudits ne sachant pas trop comment occuper leurs fins de semaines qu'environ
cinquante-sept virgule trois entités revendiquent en permanence la suprématie.

*5 L'image de Petite Elfe et de son comportement furtif rappela au gnome, au milieu de son
ahurissement et de son incompréhension, quelques unes des histoires traditionnelles
engrangées dans sa mémoire, et ce ne fut qu'à l'aide d'un grand frisson qu'il put se débarrasser
des pulsions instinctives que cette remémoration fit naître en lui... Il espérait toutefois qu'un
jour, il pourrait mettre en pratique les enseignements que lui avait apporté son héritage de
conteur...

*6 Un journal de la capitale s'est même bâtit sa réputation grâce à une rubrique au nom bien
peu respectueux de 'renversement de nains de jardins sur la voie publique', englobant tous les
faits divers tournant autour des malheurs du peuple gnome dus à sa petite taille... Les humains
n'ont vraiment aucune décence...

*7 On remarquera là le côté pragmatique des gnomes... Le petit peuple n'a jamais réussit à se
faire à la dénomination de droite et de gauche, qu'ils ont toujours, de mémoire de patriarche
barbu, substitué par le côté de 'la-main-qui-soulève-la-chope' et celui de 'l'autre-main'... Après
tout, pourquoi s'encombrer d'innovations de langage si difficiles à mémoriser, alors que les
ancêtres avaient dans le temps si bien pensé le vocabulaire gnome...

*8 Ce que le gnome avait en tête provenait de l'une de ses fameuses blagues de sa jeunesse:
'NE CRAIGNEZ POINT CES INDIGENES, BELLE HELENE, CAR J'ACCOURS A
VOTRE SECOURS!'. Bien entendu, il comptait remplacer le prénom par celui de Petite
Elfe... Je convient que pareille réplique est d'un insoutenable ridicule, mais il est bien connu
qu'en situation de crise, les réflexes prennent le contrôle, et des réflexes conditionnés par un
répertoire de blagues de mauvais goût ne peuvent pas mener bien loin...

 

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