Líhomme attendait derrière son rocher, baignant dans la
brume, trempé par la pluie. Et son attente durait depuis longtemps.
Déjà líeau avait pénétré ses habits
pourtant censés être imperméables, et les effluves
écúurantes des marais environnants commençaient à
lui donner des nausées. Il éternua, ce qui lui fit se demander
une fois de plus ce quíil faisait là.
Je travaille ! Oui, et quel travail ! Battre la campagne, remuer
ciel et terre pour glaner quelques informations, síintroduire finalement
là où il níavait pas à être, là où
il ne lui était pas permis díaller, afin de dérober ses richesses
à quelque victime, noble, bourgeois, marchandÖ dragonÖ Ce maudit
dragon qui ne se décidait pas à quitter son sombre nid.
Líhomme éternua à nouveau. Maudit travail ! Mais
il níavait pas le choix : cíétait la seule possibilité pour
ceux qui, comme lui, avaient tout perdu lors de líinvasion des hommes du
Nord. Les envahisseurs ne leurs avaient laissé que la rapine ou
la mendicité comme occupation, et jamais líhomme ne síabaisserais
à mendier sa pitance à díautres, plutôt mourir ! En
y repensant bien, cíétait effectivement le choix pour lequel il
avait opté : la mortÖ Tôt ou tard, il serait pris la main
dans le sac, et dans la région, on ne síencombrait pas de tribunaux,
la justice se faisait au fil de líépée, ou au bout díune
cordeÖ ou dans la gueule díun reptile intelligent. Ces derniers temps,
la ville était devenue dangereuse pour líhomme, des personnalités
commençaient à surveiller activement les rues et leurs habitants
: trop de ces derniers síemployaient à les délester de leurs
biens. Cíest pourquoi il avait dû se résigner à affronter
une victime moins méfiante, bien que plus dangereuse.
Un mouvement attira son attention vers líentrée de la
grotte. Le voile épais de la brume empêchait de voir plus
nettement quíune silhouette, mais cela suffisait à líhomme ; il
níétait pas sur de vouloir distinguer les détails de cette
créature monstrueuse, car cíétait bien là líobjet
de sa si longue attente, la taille de la silhouette ne laissait aucun doute
sur líidentité de ce qui en était à líorigine : le
dragon se décidait à sortir de son trou, enfin ! Chaque pas
de la bête faisait frémir les environs. Les quelques oiseaux
qui avaient lancé leurs sinistres piaillements à travers
les marais jusque là síétaient tu díun coup, sentant le prédateur
lancé dans sa chasse. Líhomme imita la sagesse de líinstinct animal
en retenant son souffle et en se faisant le plus petit possible derrière
son abri de rocaille. Il mit ce petit instant díimmobilité à
profit pour rassembler mentalement les informations quíil détenait
sur le dragon : cíétait un mâle qui vivait seul là
depuis cinq ans, et qui se nourrissait des bêtes de grande taille
et de toute forme qui pullulaient dans les environs. Il avait aussi la
réputation díêtre avide des richesses des autres, même
si celles-ci ne lui étaient díaucune utilité ; cíétait
ce qui avait attiré líhomme, de líargent facileÖ ou presque !
Les bruits de pas massifs síarrêtèrent, ce qui le
sortit de ses pensées. Il risqua un rapide regard sur le côté
du rocher qui le cachait : le dragon síétait arrêté
et síétirait, déployant díimmenses ailes aussi grandes que
la falaise où síenfonçait son entre. Il resta immobile quelques
instants, aussi tendu que la corde díun arc sur le point de tirer, bailla
díune manière fort peu élégante mais très impressionnante,
et díun puissant battement de ses ailes síarracha du solÖ pour ratterrir
lourdement, bien trop près de líhomme au goût de celui-ci.
Comment une créature aussi imposante peut-elle voler ? Promptement,
líhomme se repositionna derrière son abri.
Le dragon flaira líair environnant, produisant un bruit rappelant
le grondement de líair chauffé síéchappant díune forge. Il
mía repéré ! Líhomme síétait pourtant placé
contre le vent, et il avait pris toutes les précautions qui lui
étaient venues à líesprit. Mais il níétait pas un
chasseur, il níavait pas líexpérience de la campagne : ces précautions
níavaient pas été suffisantes. Il entendait la tête
se déplacer en humant le sol détrempé des alentours,
se rapprochant à chaque instant un peu plusÖ Je vais mourir ! Les
muscles de líhomme étaient tendus à se rompre, prêts
à se détendre pour quíil bondisse, quíil court, que je míéchappe
! Il savait que cela ne servirait à rien, quíune course avec le
reptile serait perdue díavance. Mais son instinct de survie, lui, níy prêtait
pas la moindre attention : il fallait quíil coure le plus loin possible
de ce monstre hideux. Il était prêt à síélancer
quand le dragon fit un geste brusque, bloquant net le moindre de ses muscles
par une terreur sans nom. Et tout ce que líhomme put faire fut díécouter
le long cri qu la bête sembla lancer à líunivers entier, tant
il était profond et puissant. Cíest la finÖ
Mais aucun croc ne vint mettre fin à sa dure vie, aucune
tête ne vint se poster devant lui, gueule grande ouverte, prête
à le gober. Au lieu de cela, le battement de deux puissantes ailes
souleva autour de lui des tourbillons de vent et díeau qui lui cinglèrent
le visage. Je suis toujours làÖLíhomme attendit encore un moment,
tétanisé par la peur. Il est partiÖ Ce ne fut que bien après
que le dernier des monstrueux battements díailes se fut estompé
au loin quíil osa esquisser le moindre mouvement. Il éclata de rire,
un rire nerveux quíun spectateur aurait cru sortit de la gorge díun dément.
Il est parti ! Le lézard líavait senti, il líavait repéréÖ
et il est parti ! Cela níavait aucun sens, líhomme níarrivait pas à
le croire, et encore moins quíil était encore en vieÖ Le monstre
est repartiÖ envoléÖNon ! Líimmense bête níavait pu líavoir
senti : le sens du territoire des dragons est légendaire, et combien
de fois avait-il entendu parler de chasseurs de trésor se vanter
díavoir été repéré par un dragon et díy avoir
survécu ? JamaisÖNon, líanimal avait du sentir autre chose : la
piste díune quelconque proie, peut-êtreÖ autre que moiÖou quelque
chose díinsolite avait attiré son attention sur le solÖ Quíen sais-je
? Ce níétait pas moi et cíest tout ce qui importe ! Mais au fond
de son esprit, persistante, une pensée ne cessait de le tourmenter
: que signifie le cri que le dragon a hurlé ?
Mais cette pensée ne put réfréner la vague
díoptimiste qui submergea líhomme : jamais líon ne se sent plus en sécurité
quíaprès avoir tout juste échappé à un danger
mortel, et líhomme, refoulant une envie de siffler, plus heureux que jamais,
se leva gaiement et síapprocha de líentrée de la caverne, conscient
que la bête pouvait revenir à tout instant.
Líhomme enjamba un petit monticule de terre et jeta un regard
inquiet à líintérieur de la grotte, qui était aussi
sombre que ses pensées. En effet, son enthousiasme était
bien vite retombé à la vue des traces monstrueuses que le
dragon avait laissé sur le sol détrempé devant son
antre. Il vivait maintenant dans la hantise que le propriétaire
des lieux ne revint de sa chasse, et plus díune fois il se surprit à
regarder anxieusement derrière son épaule, vers le cielÖ
Une fois protégé de tout regard extérieur par les
ténèbres de la caverne, il alluma la torche quíil avait prise
avec lui. Il dut síy reprendre à plusieurs reprises, car elle avait
été détrempée par líhumidité qui imprégnait
tout dans la région, seule une bête pourrait vivre dans ces
conditions !
Mais la vision des murs qui líentouraient, une fois la torche
allumée, lui fit douter de la véracité de cette pensée.
Il síen dégageait une impression díartificiel et de confortable
déconcertante, car elle différait trop de la désolation
sauvage du dehors. Líair était plus sec aussi, et plus chaud, faisant
contraste avec la froide humidité ambiante qui avait régné
autour de líhomme jusque là. Ce níest peut-être pas pour rien
que líon nomme ces monstres dragons noblesÖ En tout cas, leurs goûts
sont assurément raffinés. En effet, les parois étaient
lisses, visiblement travaillées par des mains habiles à la
maçonnerie et autres travaux de constructions, et quelques pas après
líentrée, tout le pourtour du passage était sculpté
en un superbe bas relief de líépaisseur díun bras. Le couloir, lui,
était assez large et haut pour livrer largement passage au dragon,
mais líespace níétait pas suffisant pour que la bête puisse
déployer ses ailesÖ pas assez hautÖ Líhomme aurait pourtant pu grimper
sur les épaules díun autre aussi haut que lui, lui-même juché
sur un autre encore, sans quíil puisse ne serais-ce quíeffleurer la voûte.
Comment une créature de cette taille peut-elle voler ? La réponse
lui vint malheureusement aussi rapidement que la question, lugubre : parce
que ses ailes sont assez gigantesques et suffisamment puissantes pour soulever
une pareille masseÖ
Quíest-ce que je fous là ? Líhomme níétait plus
sûr que son travail était suffisant pour justifier sa présence
en ces lieux cyclopéens, suffisant pour quíil brave pareils dangers.
Il devait y avoir díautres raisons, plus sombres, tapies dans les tréfonds
de son esprit désespéré. Est-ce que je veux mourir
? Peut-être était-ce cela, peut-être en avait-il assez
de cette vie misérableÖ Mais je níai pas le temps de mourir ! Jíai
une famille, et elle a besoin de moi. Peut-être devait-il revenir
sur ces pas, peut-être devait-il reprendre une activité moins
dangereuse, dans la ville, là où il avait toujours vécu,
là où il níétait pas entouré de dangers inconnusÖ
Là où les étrangers règnent en maîtres
et nous exploitent, nous obligeant à survivre par de viles occupations
: la rapine, la mendicité, laÖ Non ! Jamais il ne laisserait la
situation se dégrader au point que sa femme doive se vendreÖ Plutôt
mourir ! Il devait finir ce quíil avait commencé : Le dragon était
partit en chasse, laissant son antre vide pour quelques heures, peut-être
même jusquíà la montée de la Lune. Il avait le temps
de faire ce quíil avait à faire : Je viens, je prends, je pars !
Plus facile à dire quíà faire ! Líhomme était
arrivé à un embranchement : le couloir quíil avait emprunté
débouchait sur une salle ronde, pas bien plus grande que le passage,
et de là partaient deux autres couloirs aux proportions tout aussi
démesurées que le premier. Tout le pourtour de la salle était
gravé de symboles et de bas reliefs, tous díune qualité et
díune finesse rare, en tout cas pour ce quíavait vu líhomme jusque là.
Partout étaient représentés des dragons. Des humains
apparaissaient plus rarement mais toujours en relation avec les reptiles.
Líhomme síarracha à la contemplation des murs pour síintéresser
aux passages qui en partaient. Le couloir de droite était parsemé
de gravures dans une langue qui lui était inconnue. Celui de droite
níavait rien au murs, mais le sol y était bien plus marqué
par les passages du dragon. Il hésita quant au chemin à prendre.
A gauche ! Líhomme sentait que cíétait là que se
jouerais son destin. Il síy engagea prudemment, scrutant les ténèbres
en espérant apercevoir quelque chose de valeur au loin. Il éternua.
Maudit travail ! Le bruit se répercuta contre les parois, revint,
repartit, comme une nuée de chauve-souris voletant en tout sens.
Instinctivement, líhomme rentra sa tête dans ses épaules,
se jeta contre le mur, et tenta de se faire le plus petit possible. Mais
quíest-ce que je fais, il níy a plus personne ici. Le dragon est partit,
personne nía pu míentendre. Il ramassa sa torche quíil avait laissé
tomber dans sa frayeur, pour voir quíelle síéteignait : il ne restait
de ses impétueuses flammes que de petites flammèches déjà
en train de mourir en braises rougeoyantes se battant vaillamment contre
la mort dans un combat perdu díavance. Elle finirent malgré les
efforts de líhomme par síéteindre complètement. Allons bonÖ
Il níy a plus quíà la rallumerÖ
Mais en fouillant ses poches, il ne réussit pas à
retrouver son briquet. Il síaffola, commença à respirer plus
rapidement, son cúur battait à un rythme endiabléÖ La pensée
de rester coincé dans les ténèbres díun antre de dragon
níétait pas pour le rassurer. Du calme ! Calme-toi ! Tu níes pas
encore perdu, ce níest pas un labyrintheÖOui tu es dans le noir, oui tu
as oublié ton briquet à líentrée, et bien soit ! Retournes-y
le chercher, tu as encore le temps. Allons, sors et rallume cette torche
! Il força sa respiration à reprendre une allure plus lente,
presque normale, mais il remarqua que dans son affolement, il avait tourné
sur lui-même et perdu son orientation. Réfrénant la
nouvelle vague díangoisse qui líassaillait, il se dirigea dans une direction
au hasard afin de retrouver un mur quíil pourrait utiliser pour síorienter.
Et effectivement il sentit rapidement une surface dure et rassurante sous
ses paumes. Ensuite, quel chemin prendre ? La gauche ? La droite ? La gauche
! Encore une fois, il avait sentit que cette direction était díune
importance capitale.
Longeant le mur en síy appuyant de la main, il síavança
dans les ténèbres épaisses qui líenvironnaient. Il
priait avec ferveur que rien ne vienne entraver sa marche, quand le mur
disparu soudain sous sa main : une salle ! La salle des gravures ! Du moins
était-ce ce quíil espérait pendant que, ayant perdu son équilibre,
il alignait laborieusement quelques pas désordonnés. Il finit
par reprendre pied, perdu au milieu de nulle part. Il avait lâché
son sac et sa torche dans la foulée. Ne tíaffole pas ! Tu nías quíà
te baisser et à revenir sur tes pas. Ensuite, tu pourras tíorienter
vers le passage díentrée, vers la lumière. En tentant de
mener à bien son plan, sa main toucha quelque chose de long et froid,
faisant naître dans son esprit des images de serpentÖ Cela le fit
sursauter et se remettre debout. Il fit quelque pas en arrière,
sans même avoir pu réfléchir aux évènements
qui se succédaient, ses instincts avaient pris le contrôle
de son corps.
Un craquement sonore lui fit reprendre ses esprits, le craquement
désagréable et sec díune coquille díúufÖ Díun gros
úuf ! Ce níétait pas le genre díobjet que líhomme síattendait à
trouver làÖ Le dragon était censé être célibataire.
Et sans compagne, il níavait aucune chance díavoir pondu un úufÖ
Une femelle devait donc se trouver non loin de làÖ Holà,
calme-toi ! Ce ne sont que les restes du dernier repas du lézard.
Il níy a pas de quoi síalarmer. Cette explication le rassura.
Mais un petit gazouillement joyeux, surgit non loin de líhomme,
faisant síécrouler les restes de confiance quíil avait en ses chances
de síen sortir. Un petit dragon ! Le mâle a donc une femelle. Il
paraissait que les dragons possédaient líinstinct maternel des lionnes,
líhomme espérait que ce níétaient que des racontarsÖ Elle
ne doit pas être loinÖ Et avec le bruit que tu as fait jusquíà
maintenant, il est étonnant quíelle ne te soit pas encore tombée
dessusÖ Tu es foutu ! Non ! Tu as peut-être encore une chance, revient
vite sur tes pas et vas-t-en le plus loin possible de cette maudite grotte,
vers ta femme, tes enfantsÖ Mais la pensée de retourner vers sa
famille les mains vides le fit changer díavis : síil fuyait devant le danger,
jamais il níarriverait à rien dans ce métier, et inévitablement,
il se retrouverait obligé àÖ Non, plutôt mourir ! Il
allait rester là, car des choses précieuses se trouvaient
dans cette salle, il le sentait. Maintenant quíil avait retrouvé
son sens de líorientation et quíil commençait à síhabituer
aux ténèbres, il allait prendre ce quíil pourrait là,
puis alors, et seulement alors, il síen irait loin díici, vers sa familleÖ
Si la dragonne avait été là, cela ferait longtemps
quíelle lui serait tombée dessus. Tant pis pour la torche.
Non, sans torche, il níarriverait à rien : le sol était
accidenté, et les contours quíil avait cru voir níétaient
que le fait de son imagination ; aucune lumière ne parvenait jusque
là. Il níarrivait même pas à repérer le petit
dragon, il savait pourtant líendroit exact où se trouvait la créature,
car elle gazouillait maintenant presque continuellement. Il fallait revenir
à líentrée pour rallumer la torche. Il allait se retourner
et explorer le sol derrière lui afin de la retrouver.
Mais ce quíil vit en se faisant volte-face le figea de terreur.
Deux globes dorés vaguement luminescents de la taille de deux grosses
pommes le fixaient, donnant la vague impression de ne pas être totalement
réveillés. Nous y voilà ! Les yeux de la bêteÖ
La gueule du dragon était palement illuminée par les deux
globes, ne révélant que quelques contours, mais cíétait
bien assez suffisant pour dévoiler la taille démesurée
de la créature entière. Líhomme, tétanisé,
ne pu esquisser le moindre geste. Pourquoi as-tu peur, tu vas mourir et
tu tíy attendais, il níy a pas de raisons díavoir peurÖ Et il comprit que
cíétait vrai : depuis que sa torche síétait éteinte,
il avait su quíil ne ressortirait pas de cette grotte, et il síétait
caché la vérité à lui-même ; il níy avait
pas à avoir peur. Je níai pas peur. Il se repositionna, plus confortablement,
et attendit la fin. Et líattendit longtempsÖ Mais quíattend-t-il ? Pourquoi
ne me tue-t-il pas ?
« Je suppose que vous cherchez ceci »
Un mouvement dans les ténèbres éclairé
par la lumière des yeux dorés attira líattention de líhomme,
qui fut bien surpris de voir surgir de nulle part une vaillante flamme
quíil avait espéré retrouver en díautres circonstances. La
main du dragonÖ et quelle main ! Ö tenait la torche, qui semblait entre
ses immenses doigts effilés níêtre quíun misérable
cure-dent, alors quíelle mesurait la moitié de la taille de líhomme.
« Prenez-la, je vous prie. Jíai besoin de ma main pour
marcher. »
Sans réfléchir, líhomme pris la torche. Les évènements
avaient commencé à prendre une tournure trop étrange,
et, résigné, il avait décidé de faire tout
ce quíon lui demanderait. IlÖnon, elleÖ me parle directement dans mon espritÖ
« Jíy suis obligée. » dit la dragonne en contournant
líhomme afin de se diriger vers son petit. « Nos gorges, à
nous dragons, ne sont pas faites pour votre langage. Pour communiquer,
nous recourons soit à des stratagèmes magiques, soit au chamanisme,
ou magie spirituelle, si vous préférez, ce que je fais
en ce moment. »
Ses pas résonnaient dans la caverne, comme des coups de
tonnerre. Mais que fait-t-elle ? Elle devrait me tuer et au lieu de cela
elle me parle de son mode de langageÖ Quíattend-t-elle ?
« Vous avez raison, je devrais vous tuer, et rassurez-vous,
je vais le faire. Mais ne croyez pas pour autant que jíy prenne du plaisir.
» Ses paroles, ou plutôt ses pensées, síinsinuaient
dans líesprit de líhomme, comme de líeau coulant sur une éponge
: elles líenglobaient, puis se diffusaient lentement en lui. « Vous
savez, vos peuples ne savent pas grand chose du mien : la plupart de vos
histoires à notre sujet ne sont que des fables qui vous ont été
suggérées par notre aspect plus que par des expériences
réelles. »
Ce qui ne va pas líempêcher de me boulotter.
« Détrompez-vous ! Je ne vais pas vous mangerÖ quelle
idée ! Vous avez un goût si fade, vous les humainsÖ Et puis,
rien que líidée de manger une créature intelligente me révulse.
Non, je vais me contenter de vous tuer. Et le plus rapidement possible,
croyez-moi. Je níai aucune envie de vous voir souffrir. Nous ne sommes
pas des monstres, contrairement à ce que vous croyez. »
Elle síétait assise sur le sol, du moins étais-ce
líinterprétation que faisait líhomme de la position quíelle avait
prise. Si je dois mourir, autant que je profite le plus possible de mes
derniers instants à vivre.
« Sage décision. Installez-vous donc confortablement,
que nous puissions discuter plus aisément. Je dois vous dire que,
votre mort est maintenant nécessaire, car si je vous laissais partir,
díautres que vous croiraient quíil est sans danger de venir chez nous,
quelle quíen soit la raison, et nous serions, mon mâle et moi, constamment
dérangés par díincessantes intrusions. Jíespère que
vous comprenezÖ »
Il comprenait. Bien que ses pensées étaient maintenant
tournées vers sa famille, ses enfants, sa femme, il comprenait.
Pardonnez-moi. Il comprenait que bien avant díavoir pénétré
dans la grotte, il avait su que jamais il níen ressortirait. Il comprenait
quíil avait désiré cette mortÖ Mort dans líexercice de ses
fonctionsÖ Oui, il mourait pour la dignité, pour líhonneurÖ Il mourait
en égoïste : lui avait droit à la dignité, aux
honneurs, mais ma famille ! Il eut soudain conscience quíil était
toujours en présence de la dragonne, et il eut honte de lui dévoiler
ainsi ces pensées. Son regard tomba sur le petit dragon, qui síétait
endormi contre sa mère. Il semblait heureux, sans que líhomme comprenne
ce qui lui donnait cette impression. Il ne voit pas que cíest ma fin, il
est encore insouciant, innocent, un vrai nouveau-né humainÖ
« Il nía quíune semaine. » dit la dragonne en pensées.
« Et il est effectivement innocent. Mais il sait que vous allez mourir
: il lía senti. Il nía simplement pas encore compris ce que cela représente.
Je suis étonnée quíil ne vous témoigne pas plus de
curiosité, vous êtes le premier humain quíil voit. »
Il était visible que cet être síéveillant
à peine à la vie était pour elle tout ce quíil y avait
de plus important au monde, et pourtantÖ je représentais un danger
pour lui, et elle mía laissé míen approcher dangereusement sans
míarrêter. Pourquoi ?
« Vous níétiez pas dangereux. Vous níétiez
pas venu pour prendre une vie, mais pour perdre la vôtre. Mon mâle
lía sentit, et il míen a averti. »
Alors il míavait bien repéré, et son cri était
destiné à sa femelle. Il comprenait.
« Dés que vous serez prêt, jíaimerais bien
que nous y allions. Le plus tôt sera le mieuxÖ Je ne voudrais pas
que mon fils soit témoin de votre mort. »
Oui, allons-y ! Líhomme se leva, tenant haut la torche de façon
à bien observer son bourreau, comme pour graver dans son esprit
líimage díune mort reptilienne. La dragonne se leva à son tour,
prenant soin de ne pas déranger son petit qui dormait. En quelque
pas, elle fut dans le couloir, frôlant de ses ailes le plafond. Líhomme
la suivit. Ils atteignirent rapidement la salle aux murs gravés.
Qui les a ainsi travaillés ? Se demanda le condamné.
« Mon peuple nía pas líhabileté nécessaire
pour un travail díune telle précision. » lui répondirent
les pensées du reptile devant lui. « Nos mains ne sont simplement
pas faites pour tenir des ustensiles. Nous avons dû faire appel à
des artisans de votre race. »
Ses mains sont par contre parfaitement adaptées au travail
quíelles vont avoir à faire sur moiÖ Ses pensées étaient
désormais rongées par le remord díabandonner sa famille.
Elle a besoin de moi ! Mais je dois mourir : cíest mon devoir, mon destin.
Pardonnez-moi !
Ils finirent par arriver au dehors. La brume síétait légèrement
levée, et à travers son voile, líhomme pu distinguer les
restes díune vieille tour en ruine, non loin sur la gauche. Il trouva líenvironnement
propice à une exécution. Cíest un beau jour pour mourirÖ
La dragonne síarrêta et síétira langoureusement.
Se retournant, elle désigna un monticule situé non loin de
líentrée de la grotte. Là ou ailleursÖ Líhomme síy dirigea
machinalement, pressé díen finir. Il y resta debout et ferma les
yeux, attendant la fin. Des sons lui parvinrent de líendroit où
síétait tenu la dragonne : celle-ci devait prendre place. Voilà,
bientôt je ne serais plus. Mais le coup ne tomba pas. Au lieu de
cela, des claquements díailes se firent entendre. Elle síen vaÖ Maintenant
que je suis prêt à mourir, elle síen vaÖ Ah, ça non
! Indigné, il rouvrit les yeux, et il vit alors quíil síétait
trompé : ce níétait pas la femelle qui síen allait, mais
le mâle qui revenait. Allons bon, encore des complications. Le dragon
se posa, dégageant un nuage de poussière qui alla se mélanger
à la brume. La femelle le regardait.
Un dialogue síinstalla entre les deux gigantesques créatures,
fait de grognement et de rugissement. Un désaccord semblait les
séparer, et líhomme níen comprenait pas le sujet. Il savait juste
que cela avait un rapport avec lui, car dans leur discussion, les deux
lézards se retournèrent souvent dans sa direction pour líobserver.
Peu à peu, les grognements se firent plus doux, les feulements moins
sauvages, ils trouvent enfin un terrain díentente à mon sujetÖ Lourdement,
les deux masses écailleuses se rapprochèrent à pas
pesants et décidés. Vont-ils finalement exécuter la
sentence ? Quíils se décident ! Afin díindiquer quíil était
près à subir la mort quíils lui avaient choisie, il se dressa,
se tenant le plus droit possible, écarta ses bras en une vague position
de croix, et referma les yeux.
Mais de nouveau, ce ne fut pas le coup fatal tant attendu qui
retentit. Et voilà quíils me ratent maintenant ! En effet, un choc
sourd et puissant avait bien fait trembler le sol, mais líimpact avait
eu lieu un pas devant le condamné, lui faisant rouvrir les yeux,
plus díagacement que de surprise. Les dragons avaient pris place, líun
devant lui, líautre derrière, juste signalé par líombre quíil
produisait devant la faible clarté du jour. Celui de devant, le
mâle, avait frappé de sa puissante patte droite le terrain
en y plaçant une petite pierre ronde et polie sur laquelle avaient
été peintes des spirales et des courbes dessinant un motif
compliqué. A quoi jouent-t-ils encore ? Que vont-t-ils faire de
ce caillou ? Mais il se désintéressa vite de ces questions,
il avait vidé son esprit de toute pensée, et il referma encore
les yeuxÖ pour la dernière foisÖ
Car les reptiles se mirent alors à rugir, et ces cris
síapparentèrent dans líesprit de líhomme à un chant, réveillant
dans sa mémoire profonde des souvenirs que nulle expérience
níavait inscrite, comme si ces souvenirs dataient de bien avant sa naissanceÖ
Comme si seul mon corps y avait participé, et non mon espritÖ Bientôt,
les souvenirs síévanouirent pour laisser la place à une sensation
étrange, étourdissante, de tournoiement dans le vide. Petit
à petit, des traits de lumière se formèrent dans le
néant, ondulant lascivement en une spirale étincelante, formant
des formes familièresÖ Alors, díau-delà de ces images irréelles,
retentit la voix des dragons, triste, désoléeÖ
« Pardonnez-nousÖ »
Car ces traits de lumière dessinaient bien un motif que
líhomme connaissait déjà, entraperçu quelques instants
plus tôt, quelques instants qui lui avaient paru une éternitéÖ
Ces motifs, cíétaient ceux de la pierre déposée aux
pieds de ce qui avait été son corpsÖ qui reposait maintenant
devant sa vision, couché sur líherbe du tertre embrumé.
Et me voilà à attendre pour líéternité.
Attendre au beau milieu díune route perdue à líorée des marais
quíun hypothétique voyageur veuille bien écouter la requête
díun mystérieux caillou communiquant par la pensée, comme
les dragonsÖ Car cíest bien ainsi que je dois affronter la vie maintenantÖ
La pierre níétait quíune prison spirituelle, un cachot à
espritÖLe couple de dragon, maudit soit-il, nía pas eu le courage de me
tuerÖ Mais ils ont fait bien pire, míenfermant par un rituel díune antique
magie dans un corps immobile et immortel, me laissant seul avec mes pensées,
mes regrets et mes remordsÖ
Pour líéternitéÖ